Le pommé, une tradition d'automne
Un bel esprit communautaire :
Chaque année, pendant l'automne, les habitants de plusieurs villages situés en Ille et Vilaine se rassemblent pendant trois jours dans une ancienne cidrerie pour "ramaouger le pommé", une sorte confiture qui devra mijoter pendant... près de jours. Si, si ! c'est possible! Cette ancienne tradition ancestrale, abandonnées après les guerres, renaît dans les années 70. C'est aussi l'occasion pour tous de se réunir, d'évoquer un passé commun, mais aussi, de faire la fête au son de la bouëze : l'accordéon du pays Gallo et autres instruments locaux.
Préparation :
A la mi-novembre au matin, à Mézières-sur-Couesnon, sous un épais brouillard, Gaël et Fanch ont tous deux rendez-vous chez Joël. Il faut tout préparer pour que la tradition puisse s'accomplir à nouveau. Pour l'occasion on nettoie le hangar et on le vide de son tracteur et autres outils agricoles. Au fond, attendent sagement trois barriques et un tas des chutes de bois fraîchement rapportées de la scierie. Dehors, près d'une tonne de pommes sont entassées sur une bâche. Depuis un mois, chaque personne possédant un verger ou des pommiers se fait un devoir d'apporter sa " part de pommes douces"; les pommes acides ne feraient pas, dit-on un bon pommé. Aussi, les "doux-méron" les "doux à la guêpe" ou encore les "gilet rouge" seront choisies pour réaliser un bon cidre.
" Normalement, les pommes doivent être ramassées trois semaines à l'avance afin d'avoir le temps de mûrir pour donner plus de jus" explique Fanch. Une fois les pommes versées dans la presse manuelle, appelée aussi le broyeur, Gaël tourne la manivelle pour en presser la pulpe. Le jus ainsi obtenu coule dans une cuve. Après cinq jour de fermentation, il sera transféré dans les tonneaux au moyen d'un long tuyau. Ainsi, 650 litres de cidre sont acheminés et répartis dans les trois barriques. A proximité des chutes de bois, une grande bassine cuivrée d'environ 100 litres: la "grande pêle de cuiv " dirait-on en gallo, a été nettoyée et encastrée dans le réchaud au dessus d'un bon feu de bois. Un fois le long tuyau actionné, le cidre doux peux être déversé dans le pêle.
De l'autre côté de la pièce, sur une longue table en bois, tout est prévu pour la "pause casse-croute" et offrir aux gens de la campagne alentour le verre de l'amitié et de quoi grignoter : la miche de pain aux céréales et le bon pâté breton, les rillettes maison, ou encore le fromage de brebis vont régaler chaque convive. Mais pour l'heure un bon café arrosé d'une bonne "goutte de lambic" marque ce moment de complicité entre les trois hommes avant de démarrer première étape du pommé.
Première journée : faire une tiérie d'cidre:
Ce matin là, aux aurores, Fanch est déjà debout pour surveiller la cuisson du cidre doux, qui va devoir mijoter une dizaine d'heures pendant lesquelles l'eau s'évaporera peu à peu, pour laisser place à une sorte de sirop. " Pour faire 70 kg de pommé, il faut cuire plus d'un barricot de cidre doux, soit environ 250 litres" dit-il. Lorsque le jus commence à bouillir, Yann et Joël le rejoignent. Joël s'est équipé d'une longue écumoire. Attentif Gaël est aussi à son poste pour surveiller et alimenter le feu. Le petit groupe est fin prêt et bien "armé" pour une longue étape de patience : il s'agit d'enlever très régulièrement l'écume qui se forme sur le liquide, pendant que Yann rajoute du jus pour éviter une évaporation trop rapide: Afin que chacun préserve ses forces, un vrai travail de relais s'établit ainsi entre les hommes autour du pêle. " Dans ma jeunesse, et aussi en temps de guerre, le pommé, c'était le beurre du pauvre précise Gaël. Etalé sur une bonne tranche de pain, il faisait aussi office de dessert. Dans un grand pot en grés, il pouvait se conserver pendant près de dix ans s'il était bien fait. On mettait de la "goutte au fond et par-dessus. (lambic, calvados ou cognac). Vers 10h, on perçoit les conversations joyeuses des villageois qui, peu à peu arrivent en renfort.
Deuxième étape : la pèlerie de pommes:
13h : Après un copieux repas auquel chacun a contribué en apportant un bon petit plat à partager; local de préférence; chacun va trouver sa place pour la pèlerie. Au centre du hangar, Marie-Jeanne, aidée de Nolwenn, installe sur toute la longueur de la pièce deux rangées de bancs entre lesquels elles étalent à même le sol une longue bâche. Sur cette dernière, sont placées des seaux de pommes ainsi que d'autres seaux vides, à intervalles réguliers. Une vingtaine d'anciens du village sont venus aider, avec un brin de nostalgie : on se souvient du temps où chacun participait naturellement à la vie de la communauté villageoise" que ce soit pour les fêtes religieuses, pour le travail des champs, ou pour les mariages. Lorsque tout le monde est là, chacun prend place sur les bancs pour éplucher et épépiner les pommes, avant de les couper en tranches. Padrig rappelle qu' "autrefois, on épluchait pas les pommes, on les cuisait dans un grand chaudron et on les passait ensuite dans un sâ, un grand tamis qui retenait la peau et les pépins. On obtenait alors notre marmelade que l'on versait ensuite dans le cidre cuit, ou simplement dans du jus de pommes cuit pour ceux qui le préféraient ainsi. La quantité était alors moins importante, mais c'était quand-même du pommé.
Dans les villages, chacun avait sa recette. Le pommé était un temps de réjouissances, une occasion de réunir jeunes et vieux, et en profiter pour danser, voir... se courtiser. " Et je me souvient que mon copain Tristan était un sacré courrou d'pommés dans sa jeunesse" dit Gaël avec malice. Pendant la guerre, c'était la seule distraction. Une façon de joindre l'utile à l'agréable. Le premier jour, on allait " P'ler les pommes", le deuxième jour, on allait "ti'ere" (cuire le jus). Tous les jeunes du village se rassemblaient et on partait bras dessus-dessous. Et sous la surveillance des anciens, le soir, on allait danser. Celà pouvait durer toute la nuit. Et bien cette belle tradition n'a pas changé. Mais ce soir, on ne s'attarde pas trop, car demain, une autre longue journée nous attend", explique Meriadeg. On doit choisir les plus belles pommes et les plus grosses pour les ajouter les pommes au cidre cuit.
Deuxième jour : la Ramaougerie, troisième étape :
La pèlerie est enfin terminée, en témoigne les monceaux d'épluchures qui vont rejoindre le compost, tandis qu'un bon jus brun et délicieusement odorant cuit doucement dans la pêle. Dés quatre heures du matin, une nouvelle phase de cuisson a démarré afin d'épaissir encore un peu par évaporation le sirop de pommes. Il s'agit à présent d'ajouter environ les 150 kgs de pommes restantes dans le sirop. On alimente le feu réduit cette fois au minimum et on écume de nouveau. C'est reparti pour une deuxième journée dans la joie et dans la bonne humeur avec un nouvel instrument, le ribot: instrument symbole du pommé, ce long manche en bois de saule d'1m80 de long, terminé par une raclette ovale épousant l'arrondi de la pêle, est plongée dans l'épais sirop couleur d'ambre. Avec le ribot, Joël "ramaouge" la préparation pour la rendre homogène tandis qu' Yvon verse dans le mélange un premier seau de pommes coupées qui s'enfoncent doucement sous la pression du ribot. Deux autres seaux vont suivre.
- C'est bon, dit-il , tu peux mettre les pièces! rappelle Yann. Et oui, il s'agit bien de deux pièces de monnaie qu'il sort de sa poche pour les jeter dans la pêle... pourquoi ce geste? pour être riche toute l'année comme les anciens le pensaient en faisant les crêpes? et bien non, pas cette fois! "comme il faut à présent " ramaouger" en permanence, la raclette en bois de pommier du ribot promènera ainsi les pièces sur le tout le fond de la cuve, et empêchera la formation d'un dépôt qui collerait et durcirait au fil des heures, compromettant la qualité et le gout du pommé" explique Joël... astucieux, non ? Attentif, ce dernier décolle maintenant le sirop sur le pourtour de la pêle à l'aide du " rabattoué" : cercle de tonneau taillé en demi-pointe et biseauté à son extrémité. " Ramaouger " le sirop pendant des heures requiert une excellente forme physique qui demande la participation du corps tout entier. Mais les hommes n'en sont pas à leur coup d'essai! accomplissant ce geste depuis leur plus tendre enfance au point qu'il pourraient presque le faire en dormant... plaisante Gaël. Une main sur la hanche, l'autre tenant le ribot en appui sur l'épaule, on se balance d'avant en arrière, poussant et tirant, le corps et le ribot ne faisant plus qu'un. "un coup au milieu, un coup autour, pour bien raboter le fond...et on recommence !
7h30 : 70 kgs de pommes sont déjà dans la pêle tandis que des effluves caramélisées flottent au-dessus d'une épaisse marmelade bouillonnante. Mais il est temps maintenant de ralentir la cadence. Comme la veille, les villageois arrivent, chacun à son heure cette fois car certains ont bien peu dormi, trop préoccupés par la réussite de la marmelade. Si jamais le pommé était loupé, ce serait un échec pour toute la communauté. La présence de chacun est donc requise, ne serait-ce que pour encourager et aider les courageux "ramaougeurs" . Vers 10h, on commente les événements autour d'une pause casse-croute et d'un bon verre de cidre frais qui redonne de l'élan. L'après midi va encore passer très vite! Ceux qui ne font pas partie de l'équipe de ramaouage" sont réquisitionnés pour préparer la " danserie du soir", car ce soir c'est fête dans le hangar avec un bon barbecue de saucisses et des tas de crêpes et de galettes comme dans l'ancien temps. Les femmes mettent en place les tables et y déposent les billig pour la crêpe party, déposent les cageots de verres et les bolées à cidre tandis que les hommes s'occupent de placer l'estrade des musiciens : les sonneurs (ou sonnous). Quelques guirlandes et des fanions bretons donnent déjà un air de fête, quand arrive le parquet en bois qui, du temps des anciens, faisaient bien claquer les botoū-koad (sabots de bois) dans un rythme endiablé.
Il est midi, tout le monde se rassemble autour du Kig ha farz maison (pot au feu breton), sans oublier de verser les derniers seaux de pommes dans la pêle. Et tout le monde, chacun à son tour, donne son petit " coup de pouce" sur le ribot! c'est une action communautaire, il est donc important que chacun y participe. Et cela fait honneur au village, alors... ! la manoeuvre est difficile mais c'est ensemble qu'ils ont toujours réussi.
19h : on ajoute le dernier seau de pommes "la douzième siautée"; la marmelade est de plus en plus dure à remuer et prend une couleur mi caramélisée mi cendre...qui ici, ne signifie pas brûlée!
20 h : c'est l'heure du "flip" qui, disait-on, remplaçait le médecin en cas de grippe, à une époque reculée. Marie-Jeanne verse dans une cocotte-minute 3litres de cidre tirés du tonneau, plus un litre de Lambic (eau de vie de cidre). " Dans le temps, on mettait moitié-moitié, précise t'elle, on était pas toujours chez nous devant la cheminée, alors il fallait bien se réchauffer!" puis elle ajoute une bonne quantité de sucre, près d'une centaines de cubes qu'elle compte un à un... ma grand mère faisait de même avec ses confitures, oupsss! désolée, je m'égare, haha! Equipée d'une cuillère à long manche appelée " tournette", elle mélange bien le tout jusqu'à ébullition, une mousse commençant déjà à poindre en surface. C'est alors qu'elle craque une allumette au-dessus du flip qui soudain s'enflamme...c'était voulu! mais, inperturbable, elle continue à "touiller" (mélanger). Le but du jeu est de trouver la mesure : "trop flamber dissout l'alcool, mais peu flamber ne conserve que le goût de cidre"
La fête :
Le jâze (groupe musical) est là aussi, chacun commençant à accorder son instruments: la boueze, deux tambours, et un biniou. La musique qui nous relie aux ancêtres véhicule dans le coeur de chacun un vicéral retour au sources. Dès les premières notes des mélodies traditionnelles, les amis des amis commencent doucement à arriver. Telle une église et son clocher, la musique fait venir les gens. "3 coups de talon, frapper dans les mains!" on commence aussi à chanter. Une polka, suivie d'une scottish pour se mettre en jambes. Le petit groupe s'agrandit de minute en minute. Une suite de gavottes des montagnes pour souffler un peu, une ridée, un rond de Saint-Vincent, voilà de quoi être bien échauffés, car la suite sera sans doute plus "sportive"! Ces bonnes vieilles danses d'autrefois sont toujours d'actualité. Qu'il est loin le temps où pour un oui ou pour un non on se mettait à danser dans la rue, chez des amis, ou simplement pour s'encourager et se redonner des forces dans le travail quotidien. De nos jours, les occasions sont plus rares alors autant en profiter quand il y en a. Allez, un fisel... et on ne s'emmêle pas les "pinceaux" , on n'écrase pas non plus le pied du voisin ! Bref, retrouvons nos jambes de 20 ans ! Le reste de l'année, on se reunit périodiquement dans le cercle musical de la ville, histoire de ne pas perdre la main... ou plutôt le pied!
Au cours de la soirée, le pommé a réuni 300 personnes qui maintenant dansent au coudes à coudes un jabadao...ce nom est d'ailleurs à l'origine d'une expression " si vous faites trop de Jabadao le soir, les voisins risquent de venir grozmolat un bon coup (rouspéter). Entre une valse et un bon vieux circassien, le stand de buvette ne désemplit pas non plus... c'est que la danse bretonne donne chaud ! on transpire beaucoup, alors il fait soif ! Chouchen, lambic, et le flip de Marie-jeanne (vin cuit breton) désaltèrent les gosiers. Demain matin, c'est sur, les cuves seront vides, quand au stand de crêpes, les bonnes odeurs attirent toujours de nouveaux convives. Tout est réuni pour passer une excellente soirée, avec les joues rouges, les rires et les langues bien déliées. Et comme on a travaillé dur toute l'année, ce n'est que justice ! "Et encore, dans le temps, on servait du Jambinet", se souvient Marie Jeanne : un cocktail explosif à base de café, de sucre, et de lambic... " de quoi faire " sauter le père sur la mère ! se souvient Padrig avec un sourire. Mais bon, malgré tout, on est là surtout pour danser et partager notre culture." Vers minuit, les musiciens font une petite pause. C'est le moment choisi pour faire une quête pour ces sonneurs bénévoles qui vont encore jouer jusqu'à trois heures du matin.
Troisième jour, on remet le couvert !
Un nouveau rendez-vous collectif est pris pour 11h...où plutôt midi, après les "frasques bienfaisantes" de la veille. 11h30, le feu est rallumé sous la pêle. Le pommé est bien noir, et bien épais mais doit encore cuire pendant huit heures! Il est si dur qu'il faut se mettre à plusieurs pour "ramaouger" : trois ou quatre personnes ne sont pas de trop...et il faut surtout se relayer. Après de nouveaux préparatifs en vue du fest deiz de l'après midi, et un bon repas qui réjouit tout le monde, les musiciens retrouvent leurs instruments pour une gavotte entrainante pendant que Marie-Jeanne se lance dans la préparation d'un nouveau flip, auquel elle ajoutera cette fois du poiré, l'autre cidre Breton réalisé à base de poire. Sur l'estrade, deux apprenti bouëzou (accordéonistes) et de jeunes Kanaouer (chanteurs de Kan ha diskan, le chant traditionnel à kapela) font preuve de leur talent, encouragés par la foule. "La musique fait danser aussi bien nos ancêtres que nos enfants, fait Erwann avec un brin de nostalgie. Elle est intergénérationnelle". Du côté du pommé, un couple est en train de "ramaouger", histoire de se rappeler le bon vieux temps. "Au temps anciens, des couples avaient coutume de "ramaouger" ensemble, précise le mari. Si dans le "feu de l'action" les doigts et les coudes se rejoignaient, on savait alors que les deux jeunes se plaisaient. On pouvait alors commencer à parler mariage...C'est ce qui s'est passé pour avec ma 'wezh " (ma femme)
18h, le pommé est cuit!
Les finitions:
Les derniers gestes sont pour Marie-Jeanne: sur le pommé, elle ajoute 1 kg de sucre en morceaux afin d'ôter l'acidité éventuelle, puis ajoute de la cannelle et quelques clous de girofle qui vont parfumer le pommé encore plus qu'il ne l'est déjà. A 19h, la fête est finie et les convives quittent le hangar, à l'exception de l'équipe de "ramaougeurs". C'est le moment de suspense! on plante le ribot au centre, s'il tient debout tout seul, c'est que le pommé est parfaitement cuit. Il faut que le pommé tremble dans la pêle, rappelle Yann, ca doit faire des "frout'frout". Et il faut aussi que ca se décolle autour, précise Erwann. Au final, le pommé est parfaitement cuit. On en doutait pas vraiment à vrai dire! Il sera délicieux dans les crêpes ou sur une bonne tartine de pain frais aux céréales. Surtout au petit matin quand le pain odorant est encore tiède.
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